News

La bourse est-elle déconnectée de l’économie réelle ? par Mikael PETITJEAN

<b>La bourse est-elle déconnectée de l’économie réelle ?</b> par Mikael PETITJEAN
02/10/2022

La résurgence des mouvements anticapitalistes qui auront finalement résisté à la chute du mur de Berlin, a ravivé le débat sur la déconnection entre une économie dite « réelle » et une bourse qui ne le serait pas. Face à des êtres humains dont la vie serait rythmée par une succession machinale de « métro, boulot, dodo », se dresseraient des robots traders programmés pour influencer simultanément les cours de millions d’actions sans le moindre sentiment de peur ou de cupidité. Même si cette caricature n’est pas mensongère, elle est « l'hommage que la médiocrité paie au génie », écrivait Oscar Wilde qui pensait plus à son propre génie qu’à celui du capitalisme, et davantage à la médiocrité de ses détracteurs qu’à celle des anticapitalistes.

Ce débat devrait être clos depuis longtemps. Non seulement l’économie et la bourse sont bien réelles, mais elles reflètent deux réalités qui ne se confondent jamais. Alors que les mécanismes de l’économie sont d’une complexité redoutable, ceux de la bourse sont d’une simplicité déroutante. Alors que l’économie dépend du « vivant », la bourse n’est influencée que par l’offre et la demande d’actifs financiers. Alors que la croissance d’une économie dépend du comportement de l’ensemble de ses citoyens, la performance de la bourse est déterminée par les décisions prises par la seule communauté des investisseurs à l’égard de titres financiers émis par un nombre limité d’entreprises. Comment la bourse pourrait-elle dès lors expliquer parfaitement l’économie ? Comment pourrait-elle en refléter toute la complexité ? Inversement, il serait grotesque d’affirmer que la bourse ne reflète aucune réalité concrète. Les plus grandes entreprises du monde sont cotées en bourse ; elles emploient des millions d’êtres humains et elles influencent indubitablement notre vie quotidienne.

Pour le comprendre, considérons le Royaume-Uni dont les médias parlent tant. Depuis la pandémie, son PIB n’a augmenté que de 0,9 %. Les lignes de fracture régionales surgissent à nouveau entre Londres, qui s’en sort le mieux, et des régions comme le Nord-Est, les Midlands et le Pays de Galles, dont la production s’est contractée en moyenne de 3,3%. Face à une inflation attendue à 17 % au début de l’année prochaine, le gouvernement a choisi de geler pendant deux ans les factures d'énergie des ménages et pendant six mois celles des entreprises. Le déficit budgétaire dépassera les 10% du PIB en 2023 alors que la dette publique, qui représentait 30% du PIB il y a 20 ans, franchira sans doute le seuil des 100% l’année prochaine.

En dépit de cette litanie de défis auxquels fait face le Royaume-Uni, l’indice phare de la bourse de Londres fait de la résistance. Depuis le début de l’année, l’indice du FTSE 100, qui regroupe les 100 plus grandes entreprises cotées sur la bourse de Londres, est quasiment à l’équilibre alors que l’indice du S&P 100 aux Etats-Unis enregistre une chute de 18,50%. Pour les investisseurs centrés sur leur marché domestique, il s’agit d’une différence phénoménale.

N’est-ce pas là une preuve évidente de la déconnection entre une bourse « qui rit » et une économie « qui pleure » ? Rien n’est plus caricatural. Le FTSE 100 a été porté par la performance de grandes entreprises qui ont bénéficié de la conjoncture actuelle. Dans le peloton de tête, on retrouve Shell (+44 %) et British Petroleum (+40 %) ; BAE systems (+42 %), qui appartient au secteur de l’armement et de la sécurité ; Glencore (+37 %), qui est active dans le négoce, le courtage et l'extraction de matières premières ; et Pearson (+47 %), qui est spécialisé dans l'édition éducative ; cette entreprise a bénéficié de la pandémie et annoncé de très bons résultats cette année. Le FTSE 100 a également été préservé de la forte baisse des valeurs technologiques : le secteur des « techs » est celui qui pèse le moins dans l’indice, après l’immobilier. C’est l’inverse pour le S&P 100 : la « tech » est le secteur le plus prépondérant ; il pèse plus de 30% dans sa composition.

La performance du FTSE 100 n’est donc pas « irrationnelle » ou « déconnectée » de l’économie que sa composition représente. Qui plus est, en reflétant la réalité passée, présente, et anticipée d’entreprises cotées, la bourse de Londres nous renseigne sur la santé relative de l’économie britannique. Depuis l’accord du 25 novembre 2018 sur le « Brexit », la performance du FTSE 100 accuse un retard de 20 p% face au CAC 40 (France), 13 p% face au MIB 30 (Italie), et 12 p% face au DAX 30 (Allemagne). N’est-ce pas le signe d’un réel décrochage de l’économie britannique face aux trois plus importants moteurs de l’économie de la zone euro ? Les évolutions du commerce extérieur, des investissements directs étrangers, de la population active, de l’emploi, ou du PIB le confirment.

Avant de considérer que les marchés sont déconnectés de la réalité, il faudrait plutôt se demander si ce ne sont pas les idéologues qui choisissent délibérément d’ignorer le monde tel qu’il est pour en rêver un autre, sans même se rendre qu’il est « dans celui-ci », selon l’expression consacrée de Paul Eluard.

Mikael PETITJEAN, Professeur (UCLouvain & IESEG School of Management), Chief Economist (Waterloo Asset Management)