Le blog de Jean Blavier

Payer pour épargner, être payé pour emprunter Non, les taux négatifs, ce n’est pas normal - Par J. Blavier

Payer pour épargner, être payé pour emprunter <b>Non, les taux négatifs, ce n’est pas normal</b> - Par J. Blavier
09/01/2020

Il faudra pourtant s’y faire. La banque centrale suédoise a décidé de remonter ses taux, mais le loyer de l’argent restera négatif dans la zone euro pendant… un certain temps.  

Commençons par le commencement. L’origine des taux négatifs est à chercher, comme tant d’autres malheurs économiques qui nous ont frappés depuis, dans la crise des subprimes, ces prêts hypothécaires américains que l’on peut qualifier de pourris non seulement parce que techniquement ils l’étaient, mais surtout parce qu’ils nous pourrissent la vie depuis dix ans. Pour absorber le choc créé par la déconfiture de millions de ménages américains auxquels ces subprimes avaient été consentis, la Fed, la banque centrale américaine, a décidé dès 2009 de mener une politique monétaire non conventionnelle. Comment ? En achetant des emprunts d’État pour faire baisser les taux, pour faire monter la bourse et créer de la richesse pour relancer l’activité économique. 

Disons les choses comme elles sont : les autres banques centrales, à commencer par la Banque centrale européenne (BCE), étaient médusées, pour ne pas dire épastrouillées, devant la mise en place de cette technique baptisée quantitative easing, en français assouplissement quantitatif. Ce qui ne les a pas empêchées, BCE, puis Banque d’Angleterre et Banque du Japon, de faire de même quelques années plus tard. Avec pour résultat un écrasement de la courbe des taux d’intérêt.

En fait, l’apparition des taux négatifs n’est rien d’autre qu’une conséquence de cette bonne vieille loi de l’offre et de la demande. La politique menée par les banques centrales a eu pour effet de générer des liquidités en quantités énormes. Des liquidités qui auraient dû être investies prioritairement dans le crédit aux entreprises et aux ménages pour relancer la machine économique. Hélas, deux facteurs ont joué dans le mauvais sens : le contexte conjoncturel peu porteur et la financiarisation de l’économie occidentale. Les détenteurs de ces énormes quantités de liquidités ont préféré les réinjecter sur les marchés financiers, ce qui a fait monter les marchés boursiers (le Dow Jones était à 10 000 points en 2010, il est à 28 500 points aujourd’hui) et provoqué une ruée vers les emprunts d’État. Des États généralement endettés jusqu’au cou qui n’en demandaient pas tant : leurs émissions partaient comme des petits pains. Ils n’ont fait qu’appliquer la loi de l’offre et de la demande comme on la voit jouer dans un marché parfait ou dans les bouquins d’économie : « à 2 % sur 10 ans, vous en voulez encore ? À 1,5 % aussi ? ». Et ainsi de suite, jusqu’à proposer, comme l’a fait la Belgique, un taux de -0,38 % sur 10 ans. C’était en août dernier. L’effet rareté a fonctionné à plein, la machine infernale était lancée. 

Le suicide du rentier  

On a coutume de dire que le suicide du rentier, c’est-à-dire l’effet de la baisse des taux sur la rémunération de l’épargne, sur le rendement des contrats d’assurance-vie et des fonds obligataires, est compensé par des discounts inespérés sur le coût du crédit. C’est vrai en théorie. En pratique, ce l’est moins. La baisse des taux hypothécaires a surtout amené des milliers de jeunes emprunteurs à renégocier deux, trois, quatre fois les conditions de leur prêt, ce qui n’est ni gratuit ni porteur pour le secteur financier. Elle a aussi eu pour effet de faire monter les prix du logement, lesquels ont explosé dans notre pays (en moyenne + 10 % en 4 ans). Il y avait donc un risque de bulle. La Banque nationale de Belgique (BNB) a senti le vent du boulet, elle a fini par crier au loup, ce qui a amené les banques à se montrer plus restrictives et, in fine, le gouvernement flamand à supprimer le woonbonus, c’est-à-dire les avantages fiscaux du crédit au logement. Il y a mieux quand on veut créer de la richesse.       

Voilà pour l’historique, fortement résumé certes, mais intéressant à bien comprendre parce que demain risque d’être du même tonneau. La baisse des taux, a fortiori leur plongeon en zone négative, aurait dû générer dans notre pays une croissance qui, négative en 2009 puis propulsée à 2,7 % en 2010, aurait dû sortir de la zone léthargique comprise entre 1 et 2 %. Ce n’est guère flatteur mais, accrochez-vous, c’est mieux que la moyenne européenne. Maigre consolation, très maigre même vu que notre petit pays surréaliste est entouré de bons élèves, au nord et à l’est du moins : les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Allemagne, dont le produit intérieur brut (PIB) progresse bon an mal an de 2 à 3 %.

À quoi servent les taux négatifs ?

Si les taux négatifs ne font pas grimper l’octroi de crédit – la baisse des taux n’a pas enivré les candidats emprunteurs, écrivait L’Echo il y a quelques semaines – s’ils n’ont eu que peu d’influence sur l’évolution de la dette publique des pays dispendieux comme le nôtre – la Belgique est endettée à concurrence de 105 % de son PIB, la France et l’Espagne à 99 %, les États-Unis à 106 %, l’Italie à 135 % et le Japon à 220 % –, s’ils ne peuvent plus exercer leur pouvoir d’attraction sur le marché du crédit au logement, à quoi servent-ils si ce n’est à ruiner les épargnants ? Il est légitime de se poser la question, mais de manière nuancée, vu que tous les rentiers ne sont pas suicidaires dans la même morbide proportion. La fonte des revenus concerne surtout ceux qui investissent en placements à revenu fixe, comptes d’épargne, contrats d’assurance-vie, obligations et fonds obligataires. Par contre, pour ceux qui ont fait le pas d’investir en bourse, c’est nettement plus rentable, mais aussi plus rock’n roll. Attention de ne pas généraliser. Si les investisseurs en bourse n’ont pas à se plaindre pour 2019, avec un BEL20 en hausse de 19 %, les plus lucides n’ont pas oublié qu’ils avaient perdu tout autant en 2018. D’ailleurs, le BEL20 n’est toujours pas revenu à son sommet historique de 4 750 points (il date de mai 2007). Ceux qui ont misé sur Wall Street sont mieux lotis, eux : le Dow Jones a gagné 22 % en 2019, il n’en a perdu que 6 en 2018 et il faut ajouter à ces performances la hausse du dollar par rapport à l’euro, soit environ 10 % sur les années 2018 et 2019. L’écart est énorme et il montre qu’en bourse, il y a ceux qui ont bien choisi, ceux qui ont moins bien choisi et ceux qui ont bien diversifié. Il ne faut jamais oublier que la bourse est un placement à risque, lequel ne peut être réduit par une bonne diversification et avec l’aide du temps.

La base même de tout placement 

Dans ce domaine, un autre danger se profile à l’horizon : la propension de certains à accepter une augmentation du risque de leurs placements en échange d’une rémunération potentielle plus élevée. C’est un danger parce que c’est faire fi de ce qui constitue la base même de tout placement : quel est mon profil de risque ? Quel est mon horizon temporel ? La réponse à ces deux questions est stratégique, elle doit émerger avec les conseils d’un professionnel. La bourse, ce n’est pas un substitut au compte d’épargne qui donne 2 à 3 % de rendement sur dividende. Si, en 2019, le BEL20 était un TGV, en 2018 c’était un TGV en grève et on ne peut exclure qu’en 2020 il se comporte en tortillard ou qu’il se perde sur une voie de garage. Les experts qui se répandent dans la presse ont un point commun : leurs prévisions boursières pour 2020 ne sont pas optimistes à cause des valorisations boursières (parfois très) élevées, à cause de cette nouvelle forme de guerre froide qu’est le protectionnisme commercial américain, à cause de la croissance mondiale décevante et on en passe.  

On en passe parce que le pire des dangers est une brusque remontée des taux réels imposée par les circonstances. L’État belge n’a pas mis à profit l’écrasement de la courbe des taux pour réduire son endettement. S’il est contraint de se financer à des conditions moins favorables, nous allons déguster, tous autant que nous sommes. La pression fiscale va augmenter vu qu’il faut bien trouver l’argent quelque part. La bourse va chuter, elle a une sainte horreur de la hausse des taux d’intérêt. Tout comme le marché obligataire. Sans parler du marché immobilier. Quant à la conjoncture et sa traduction en termes comptables, c’est-à-dire l’évolution des revenus et de l’emploi, elle encaisserait et ce pourrait bien être la croissance qui passerait dans le négatif.

Plus de mal que de bien

Les taux négatifs, ce n’est pas normal. C’est ce que se sont dit les Suédois. Pour la Sveriges Riksbank, la banque centrale suédoise, le maintien au-delà du raisonnable de la rémunération de l’argent sous la barre de zéro fait plus de mal que de bien : les taux négatifs pénalisent les épargnants, maintiennent en vie des agents économiques moribonds – certaines entreprises, pour ne pas dire certains États –, déséquilibrent le bilan des banques et participent à la création de bulles, par exemple, comme on l’a vu, sur le marché immobilier. Bref, cela a assez duré. La Sveriges Riksbank a donc décidé à la mi-décembre de ramener son principal taux directeur en territoire positif. C’est-à-dire à… 0 %. Ce n’est pas très rémunérateur, mais la nouvelle a fait le tour de la zone euro à la vitesse de l’éclair : « et nous ? C’est pour quand ? ».

Ne rêvons pas. L’initiative suédoise ne pèse pas bien lourd face à la détermination de Christine Lagarde, la nouvelle présidente de la BCE : « il est clair que la politique monétaire a besoin de rester très accommodante dans un avenir prévisible », a-t-elle dit très prudemment dans les heures qui ont suivi sa nomination. Pourquoi ? Parce que l’objectif de la BCE n’a toujours pas été atteint. Malgré les multiples coups de démarreur de son prédécesseur, Mario Draghi, l’inflation ne se rapproche pas suffisamment de la barre des 2 %. Elle était l’an passé de 1,5 % dans notre pays et elle ne devrait pas dépasser 1,3 % en 2020. Ce qui veut dire que la vitesse de circulation monétaire n’est pas suffisamment élevée par rapport à la vitesse de circulation des biens et des services. En langage terrien, cela veut dire que les prix ne montent pas parce que la demande ne monte pas. La croissance économique reste molle, il n’y a pas assez de création de richesse.  
Prévisions

Et pour 2020 ?

Sur le marché obligataire, l’année qui vient de commencer va probablement se situer dans le prolongement de celle qui vient de se terminer. Il ne faut pas espérer une remontée des taux. En fait, pour obtenir un rendement positif, il faut investir à très très long terme. La solution ? Une bonne diversification, par exemple en direction des obligations d’entreprise. Mais attention au risque. Pour les marchés boursiers, les avis sont partagés, mais la plupart des professionnels admettent que la valorisation élevée de certaines actions repose d’abord et avant tout sur la modestie – le mot est faible – des taux d’intérêt. Si la croissance économique mondiale continue à s’effriter et que les bénéfices des entreprises commencent à fléchir, attention au risque boursier. Toutefois, le meilleur conseil est sans doute le suivant : quel que soit le contexte financier, investissez dans le talent de votre conseiller financier.

Jean Blavier.